La Jiotto Caspita

La Jiotto Caspita

Espoirs et déceptions pour l'une des plus interressantes tentatives de supercar japonaise

L’ère de la bulle spéculative japonaise a été riche en expérimentations variées, certaines plus couronnées de succès que d’autres.

Celle à laquelle nous nous intéressons aujourd’hui porte le nom de Jiotto Caspita. Malgré une consonnance latine non seulement assumée mais surtout voulue, c’est bien au Japon qu’est née cette séduisante proposition de supercar, sous l’impulsions de deux personnalités singulières : un magnat de la lingerie et du sous-vêtement féminin de Kyoto, Yoshitaka Tsukamoto, président de Wacoal Corporation (株式会社ワコール), et Minoru Hayashi, plus connu pour être à l’origine de Dome Co. Ltd. (株式会社 童夢), fabriquant de monoplaces et prototypes omniprésents sur les circuits japonais et mondiaux depuis la fin des années 60.

Tsukamoto et Wacoal cherchent dès la fin des années 80 à diversifier leurs activités et à développer de nouvelles marques au-delà de la clientèle féminine. Un des concepts centraux de cette nouvelle stratégie est l’établissement d’une marque destinée à l’homme élégant et distingué. Grand amateur d’automobile et de compétition, Tsukamoto s’implique d’ailleurs avec Wacoal dans ces dernières à travers le sponsoring de l’écurie Dome de Minoru Hayashi. C’est ce dernier qui suggère donc à Tsukamoto qu’une voiture serait l’élément central de la panoplie de cet homme distingué. Il ne s’agirait cependant par d’une quelconque voiture, mais d’une supercar dépassant en tous points les performances des modèles homologués pour la route existant jusqu’à présent, plus proche de ce qui se fait en compétition, idéalement une F1 pour la route (comme souvent dans ce genre de projets des années 80-90). Malgré l’ampleur du défi qui s’annonce, Hayashi propose donc d’apporter son expertise dans la conception et fabrication, fort de ses années d’expérience en compétition et de la création de la Zero, présentée au Salon de Genève et malheureusement avortée en 1978.

Les deux hommes trouvent un terrain d’entente et fondent à cette occasion en juillet 1988 le comité WASCAP, pour Wacoal Sports Car Project, dont la mission est de mettre en commun et trier les idées pour la future supercar. Dans la foulée, la marque et société Jiotto Inc. est créée, dans le giron de Wacoal. Une seconde société est également créée sous le nom de Jiotto Design Inc., joint-venture entre Wacoal (60%) et Dome (40%), elle se voit attribuée la responsabilité du design et recrute Kunihisa Ito au poste de designer en chef. Jeune et ayant fait ses armes chez General Motors et Opel, il a notamment travaillé sur des concepts de Corvette et Camaro et des études aérodynamiques au GM Tech Center, ainsi que sur les Opel Kadett et Manta entre 1977 et 1981. Cette décision découle du besoin d’avoir un studio de design japonais totalement indépendant, ce qui n’existait pas avant la fondation de Jiotto Design Inc., qui prend domicile dans un modeste atelier à Iwakura, dans la préfecture de Kyoto.

Sous la direction de Ito, le concept de base de la future supercar commence à prendre forme. Le choix se porte sur la réalisation d’une voiture de groupe C adaptée pour la route, dotée d’une silhouette fluide et aérodynamique typique de la fin des années 80. Les premières maquettes à l’échelle 1/5e sont alors fabriquée pour les essais préliminaires en soufflerie réalisés chez Dome et dans la structure du JARI (Japan Automobile Research Institute), rachetée par Dome à cette occasion. De ces essais préliminaires découlent pas moins de vingt propositions, lesquelles ont déjà été sélectionnées parmi quasi deux cents dessins originaux proposés par Ito. Trois propositions sont retenues pour le modèle final. Elles ont en commun une architecture à moteur central arrière, sur le modèle des groupes C de l’époque, avec un habitacle placé le plus possible en avant alors que la partie arrière allongée doit accueillir un groupe motopropulseur à 12 cylindres. Le style et l’agressivité varie de l’une à l’autre, et c’est finalement la seconde de ces trois propositions qui est retenue. Celle-ci a pour spécificité un aileron arrière totalement intégré, summum du design de l’époque, comme en témoigne la chez Honda la NSX. A ce dernier est ajouté une touche de haute technologie inédite puisqu’il est possible de le déployer en hauteur jusqu’à 19 centimètres afin d’obtenir plus d’appui. Une fois retracté, il reprend sa place et se confond parfaitement dans les lignes de la carrosserie. Un système similaire est utilisé pour les rétroviseurs, dont la forme originale leur permet d’être totalement retractés dans les ailes avant pour rendre le profil le plus lisse possible à haute vitesse.

Dome commence de son côté la fabrication de la mule pour les premiers tests du châssis. Les dimensions générales sont fixées, avec une longueur de 4m53 et une largeur de 1m99 pour une hauteur de 1m13. L’empattement de 2m70 permet de loger le 12 cylindres en position centrale et longitudinale arrière. Le poids total visé est de 1’240kg. Pour des raisons d’aérodynamiques et pratique, un système permet à la suspension de se baisser ou élever de 6 centimètres. Une fois au point, la fabrication de la coque autoporteuse finale est confiée à Mitsubishi Rayon Co., Ltd. (三菱レイヨン株式会社), filiale du groupe éponyme spécialisée dans la chimie, les plastiques et les fibres. Celle-ci est conçue selon le procédé sandwich, au cours duquel des feuilles d’aluminium sont placées entre des feuilles de polymères renforcés de fibre de carbone pour être ensuite cuites dans un autoclave, résultant en des panneaux à la fois solides et légers. Ancêtre de la fibre de carbone actuelle, coûteux et intensif en main d’œuvre, ce procédé résulte en un temps nécessaire de deux mois pour la réalisation d’une coque complète.

Pour la motorisation, le besoin d’un groupe motopropulseur douze cylindres trouve solution auprès de Subaru, qui dispose justement d’une telle motorisation pour son programme en Formule 1 avec la Scuderia Coloni dans laquelle elle vient de faire prendre une participation majoritaire. La filiale automobile de Fuji Heavy Industries prend donc part au projet Jiotto, tant financièrement que techniquement. D’une cylindrée réglementaire de 3.5l, le flat 12 Subaru (code 1235) a pour particularité d’être un vrai boxer (contrairement aux 12 cylindres de Ferrari sur les BB et Testarossa qui sont en fait des V12 conventionnels avec un angle de 180°), dans la tradition des motorisations développées à Gunma. Il trouve également ses lettres de noblesse puisqu’il a été développé sur financement de Subaru chez Motori Moderni, sous la direction de l’ingeniere Carlo Chitti, ancien de Ferrari, Alfa Romeo et Autodelta. Muni de cinq soupapes par cylindre et d’une puissance de 560 chevaux sur les châssis C3 de la Scuderia Coloni, le flat 12 voit pour Jiotto sa puissance maximale réduite à 450 chevaux à 10'000 tours/minute, pour un couple maximal de 363 newton-mètre à 6000 tours/minute. La boîte de vitesse est choisie aux Etats-Unis chez Weismann et est munie de six rapports. Elle transmet naturellement la puissance aux roues arrière à travers des pneus de diamètre 17 pouces et 335mm de large. Les performances projetées sont vertigineuses pour l’époque avec une vitesse de pointe supérieure à 320km/h et le 100km/h atteint en moins de cinq secondes.

Les éléments du puzzle s’assemblent et le premier prototype complet est présenté au Tokyo Motor Show (ancien Japan Mobility Show) de 1989 sur le stand de Motori Moderni-Subaru. La voiture reçoit à cette occasion son nom de baptême : Caspita. Selon la légende et pour reprendre un choix auparavant réalisé par un certain constructeur de tracteurs italien, Caspita est une expression typiquement italienne signifiant peu ou prou Par tous les saints ! et traduit un profond émerveillement. Force est de constater que ce nom lui sied à merveille. Présentée dans sa désormais éternelle livrée gris métallisé perlée, elle ne manque pas d’attirer l’attention, alors que les planètes semblent s’aligner pour plan initial de Tsukamoto, qui est rappelons-le de donner de la substance à Jiotto afin de pouvoir vendre tout un éventail de produits de consommation courante haut de gamme sous cette marque. L’intérêt montré au salon par la clientèle potentielle est très encourageant, tant et si bien que Jiotto dévoile même un prix pour la Caspita : 100'000'000 yens, soit l’équivalent ajusté à l’inflation de 1'680'000 francs suisses de 2023. Même à ce prix astronomique pour l’époque, la Caspita ne serait pas rentable d’elle-même, pour cette raison Tsukamoto table sur les profits réalisés par les autres produits de la marque Jiotto pour compenser. L’ambition est également de ne pas se limiter au seul marché japonais. Par conséquent, le plan est fait d’obtenir l’homologation européenne pour la Caspita, quitte à la faire fabriquer par un sous-traitant en Europe. Deux prototypes sont programmés à cet effet pour la construction dès le deuxième trimestre de 1990 et le passage des tests nécessaires dans la foulée. La production générale est également agendée, avec un programme d’une voiture par mois pour un total de trente exemplaires durant les cinq prochaines années à suivre, avec un coup d’envoi au quatrième trimestre de 1990. Hayashi et Dome se prennent même à imaginer une version compétition de la Caspita et une participation aux 24 Heures du Mans.

Le malheur s’abat sur la Caspita durant l’année 1990. Les déboires et le manque de résultat de la Scuderia Coloni en Formule 1 met à rude épreuve le partenariat entre Subaru et Motori Moderni. En effet, les spécificités du flat 12 ont mené à des errements dans l’adaptation et la mise au point du châssis de la monoplace C3. Trop lourd (159kg), pas assez puissant et surtout pas assez fiable sans qu’aucune solution pérenne soit trouvée par Motori Moderni, les résultats sont catastrophiques et les casses innombrables. Subaru décide de stopper les frais, revend ses participations à Coloni et rompt son partenariat avec Motori Moderni, mettant ainsi un terme définitif à sa tentative d’incursion au sommet de la hiérarchie de la compétition automobile et à son engagement dans le projet de Jiotto. La Caspita se retrouve donc sans moteur et privée s’une part importante de son financement. À la suite de cet inconvénient majeur, tous les plans sont mis en suspens, quand ils ne sont pas simplement annulés (Le Mans) et plus aucune nouvelle de la Caspita n’est donnée pendant trois longues années.

C’est dans la discrétion totale qu’une version remaniée de la Caspita est conçue, fruit de la persévérance de Tsukamoto, Hayashi et Ito, qui enchaînent les recherches de solutions et les négociations avec des partenaires potentiels. La principale bonne nouvelle vient de la nouvelle motorisation, cette fois fournie par Judd. Il s’agit d’une version légèrement assagie du V10 modèle GV de 3.5 litres fourni en F1 par le motoriste, où il développe jusqu’à 750 chevaux. Doté d’un angle à 72°, de l’injection directe et d’un carter sec, il pèse 130kg. Réglé et affiné spécialement pour la Caspita par Engine Development Ltd, ce groupe motopropulseur perd deux cylindres par rapport au choix initial de chez Subaru, mais gagne en puissance maximale, laquelle culmine désormais à 585 chevaux atteints au régime de 10'750 tours/minute. Le couple est lui aussi en légère hausse avec 385 newton-mètre atteints cependant désormais au plus haut régime de 10'500 tours/minute. Chiffres qui en conjonction avec un poids annoncé à 1260kg, permettent à Jiotto de faire miroiter des performances encore plus épatantes que la première version, dont une vitesse de pointe cette fois-ci bien supérieure à 340km/h et le 100km/h atteint en moins de 3.5 secondes.

Malheureusement l’histoire semble se répéter et le sort s’acharner sur la Caspita. Pour cause de manque de résultats et devant la domination outrageuse de Cosworth, Judd claque la porte de la F1. Yamaha récupère à Judd la production du GV et poursuit son développement en y apportant de nombreuses modifications pour créer le OX10. Le projet interne de supercar OX99-11 de Yamaha met un coup d’arrêt définitif à la possibilité que ce moteur équipe la Caspita concurrente.

Malgré cela, en 1993, la Caspita remaniée est présentée au Tokyo Motor Show. Certains journalistes comme Akihiko Nakaya ont même le luxe de pouvoir essayer la voiture sur route, ce qui témoigne du niveau d’avancement du projet. Malheureusement, depuis 1988 la bulle spéculative japonaise a explosé et l’humeur générale n’est plus à l’excès et la fantaisie. Le Japon rentre en récession et la fin de la frénésie pour les supercars et le luxe dans l’archipel marque le coup d’arrêt définitif de l’aventure Jiotto et Caspita. Il n’y aura finalement eu que deux exemplaires produits, une de la première version avec le flat 12 Subaru, et une de la seconde avec le V10 Judd. La première est intégrée à la collection du Motorcar Museum of Japan de Komatsu, dans la préfecture d’Ishikawa et la seconde repose dans la collection privée de Dome. L’aventure automobile de Tsukamoto et Wacoal s’arrête là, alors que la marque Jiotto Caspita et ses projets sont abandonnés (bien que certains produits comme des accessoires de golf et des bagages aient entre-temps été produits sous cette marque) et que l’entreprise se recentre sur le textile et son cœur de métier. De son côté, Jiotto Design Inc. survit jusqu’à 1999 grâce aux travaux de Kunihisa Ito pour d’autres constructeurs comme Honda, Suzuki, Volkswagen ou Ford, chez qui il part fin 1999. Jiotto Design Inc. ferme définitivement ses portes et Ito poursuit sa carrière après Ford chez Nissan, puis comme professeur de design, parallèlement à son propre studio de design aux Etats-Unis, KIDS (Kuni Ito Design Studio). Minoru Hayashi ajoute quand à lui l’échec de la Caspita à celui de la Zero en 1978 et retourne à la compétition, exclusivement, domaine dans lequel sa réussite n’est plus à prouver.

Recherche